Ismail Serageldin

Speeches


Allocution du Dr. Ismail Serageldin à l’occasion de la remise des insignes de Docteur Honoris Causa par le Conservatoire National des Arts et Métiers

 25/03/1999 | Paris, France


 

Excellences, Mesdames, Messieurs,

Je suis comblé par l’honneur que vous me faites aujourd’hui. Comme Robert Solow, mon illustre collègue à qui cet honneur a été décerné avant moi, je ressens un plaisir exceptionnel à recevoir ce doctorat particulier en raison de son origine : le Conservatoire National des Arts et Métiers. Tout comme lui, je voudrais vous expliquer pourquoi.

 

J'ai consacré toute ma vie professionnelle, déjà 35 ans maintenant, à réconcilier l’académie et le terrain de la production. Déjà, lorsque je complétais mon doctorat à Harvard, je travaillais comme consultant pour les villes américaines sur les problèmes de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du logement des pauvres.

 

Ensuite, j’ai toujours refusé de me cantonner dans le monde uniquement académique, choisissant de m’engager dans les institutions internationales pour promouvoir le développement des nations et des peuples, traduisant les idées en actions.

 

Ma carrière a donc toujours été engagée dans la lutte quotidienne pour changer la réalité du monde, pour améliorer le bien-être des plus démunis et des marginalisés, pour assurer l’équité sociale pour les femmes, et protéger les droits de la personne humaine. Dans cette entreprise, il fallait toujours promouvoir l’éducation, mobiliser la science, y compris les sciences sociales et économiques, pour faire face à la réalité du terrain. Il fallait surtout ne jamais perdre de vue la mère et l’enfant.

 

N’est-ce pas là une réflexion de la philosophie du CNAM? Tout au long de ma carrière j’ai essayé, par conviction philosophique, de refléter la vocation de cette illustre maison qui au fil des deux siècles de son histoire s’est toujours voulu la jonction entre le monde académique et l’usine. Cette institution qui s’est engagée à habiliter les individus à se prendre mieux en charge par l’éducation continue, qui touche aujourd’hui plus de 70,000 auditeurs libres, dans 600 disciplines et dans plus de 50 établissements. En plus, le CNAM est en train de créer cet extraordinaire réseau international qui touche aujourd’hui 150 sites au delà de la France, utilisant les plus récentes percées technologiques de l’Internet, mais toujours au profit de cette philosophie humaniste et éclairée qui est la sienne.

 

Il y a cinq ans, Robert Solow vous disait qu’il y avait des travaux à achever et d’autres à commencer. Aujourd’hui le professeur Didier vous a signalé quelques unes de mes démarches dans ce domaine : toujours élargir le domaine de l’analyse pour mieux comprendre la réalité complexe du monde ; refuser de simplifier pour l’élégance de la formule et accepter de traiter avec les complexités et les incertitudes de la réalité vécue. Voilà la tâche de ceux qui veulent mobiliser le savoir pour le bien-être des gens. Voilà comment la philosophie du CNAM nous apprend à penser l’économie et la gestion.

 

Je vais peut être me permettre de faire le point sur trois axes de réflexion qui demeurent essentiels pour l’avenir.

 

Premier axe: La manière de penser le développement:

 

D’abord, il faut changer le contexte de l’analyse économique pour englober le long terme et le développement durable.

 

Ensuite, il faut comprendre le développement durable comme étant un moyen d’assurer les possibilités du futur et non pas seulement la réponse aux besoins d’aujourd’hui. C’est ce que j’ai appelé concevoir "sustainability as opportunity", ou comprendre le développement durable comme assurant les possibilités de l’avenir. Cette perspective est différente de l’approche bien connue du rapport Brundtland qui visait a répondre aux besoins d’aujourd’hui sans entraver les possibilités de répondre aux besoins des génération futures. Car se focaliser sur les besoins n’est pas opérationnel quand plus de 80% de la consommation est dans des pays industrialisés où les foyers en moyenne possèdent déjà une voiture, une télévision, et bien d’autres choses qu’il est difficile de qualifier de "besoins" dans le contexte, souvent misérable, du reste de l’humanité. Pour ceux qui consomment plus de 80% de la consommation mondiale, la notion de "besoins" demeure difficile à cerner. Par contre, la conception du développement durable en tant que possibilités pour le futur se traduit en terme de capital par habitant. Le capital par habitant donc prend en compte la croissance démographique.

 

Cette approche nous force à nous focaliser sur le stock plutôt que sur les flux. C’est-à-dire sur le capital plutôt que sur le revenu, qui est à la base du calcul du PIB, mesure classique de la croissance. Il s’agit en fait de mieux comprendre la nature du coût du développement et la nature de l’investissement. Le capital naturel, humain et social doit aussi prendre sa place auprès de la conception conventionnelle du capital économique.

 

Ce dernier thème du capital social est porteur. Car si le système économique de production existe, c’est d’abord pour le bien-être des hommes – instrument et finalité de tout développement. Si le système économique existe, c’est bien dans le cadre d’un Etat, des lois, des institutions, d’un système de valeurs, de règles du jeu, qui se réclament d’une identité culturelle.

 

Cette identité culturelle est aujourd’hui

 

     

  • bafouée par la mondialisation, et son caractère homogénéisant ;

     

     

  • secouée par le rythme fou du changement ;

     

     

  • étranglée par la force des importations culturelles et linguistiques…

     

 

Et pourtant, elle s’affirme partout. Parfois de manière bénéfique, où la solidarité basée sur l’identité commune permet aux plus démunis de faire face aux incertitudes de la vie. Parfois de manière néfaste, comme on le voit souvent dans les luttes des ethnies des Balkans à l’Afrique. L’importance économique de ce phénomène ne peut être surestimée. La présence bénéfique contribue énormément à la croissance économique. La manifestation néfaste empêche tout développement. Il y a là tout un monde à explorer, et à comprendre.

 

Deuxième axe: La manière de penser le temps.

 

Certes, tout le monde parle de la rapidité du changement, et de l’impact de la transformation technologique de ce siècle. En une vie – moins de 66 ans – les humains sont passés de l’impossibilité du vol mécanique à marcher sur la lune! Tintin l’a peut-être fait avant Armstrong, et Jules Verne l’avait certainement vu venir, mais la rapidité de cet essor technique est vertigineuse.

 

Mais encore plus étrange est la disparition du temps dans les échanges. L’idéal de l’analyse économique devient de plus en plus réel. Aujourd’hui beaucoup de transactions sont faites sur l’Internet quasiment en temps réel. Les résultats de ces révolutions technologiques dans les télécommunications et dans les marchés des changes font que les bourses des capitaux échangent à peu près un milliard de dollars par minute, soit un rythme suffisant pour acheter et vendre le PIB des Etats Unis en une semaine!

 

Et ce n’est que le début.

 

Amazon.com et ses compétiteurs nous facilitent le commerce à travers l’Internet. Il y en a qui estiment que le commerce sur Internet pourrait bientôt atteindre 5% du commerce mondial – un chiffre qui toucherait plusieurs milliers de milliards de dollars!

 

Mais l’Internet n’est pas uniquement un outil facilitateur, il est un outil transformateur. Transformateur non pas seulement de la manière de travailler mais, bien plus important, de la manière de penser le travail.

 

Ainsi, saisissant l’Internet, l’individu voulant vendre son produit, qu’il soit intellectuel ou physique, est obligé de penser dans la sphère globale:

 

     

  • ses acheteurs seront du monde entier,

     

     

  • ses fournisseurs seront du monde entier,

     

     

  • ses compétiteurs seront du monde entier, et

     

     

  • ses financiers seront du monde entier aussi!

     

 

Il ne peut plus se permettre de penser à l’échelle locale et survivre dans le monde du commerce sur l’Internet.

 

Deuxième transformation, celle de l’échelle de l’opération: L’Internet permet aux plus petits de faire la concurrence aux plus grands, dans des niches bien définies bien sûr, mais néanmoins à une échelle globale.

 

Troisième transformation en profondeur, c’est la rapidité des flux d’information, qui font que les consommateurs sont mieux informés qu'ils ne l’ont jamais été, et que la concurrence deviendra donc de plus en plus féroce.

 

Et ce n’est que le début.

 

Là aussi je verrai un rôle privilégié pour le CNAM et d’autres institutions qui s’engageraient sur la même philosophie. Ces transformations en profondeur sont arrivées jusqu’à la réalité de l’usine et du marché avant d’être inventés dans la réflexion académique sur la nature de l’économie. Les habitants des tours d’ivoire viennent toujours en aval de ces transformations. Le CNAM fait justement la jonction entre l’usine et l’académie. Il est bien placé pour jouer un rôle fascinant dans ce nouveau millénaire.

 

Troisième Axe: Changer les conceptions de l’emploi et du travail.

 

Le troisième millénaire sera très différent de ce que nous avons connu au sujet de l’emploi et du travail. Dans la conception traditionnelle il y avait un cloisonnement presque parfait entre le travail et le loisir, entre l’employeur et l’employé. On parlait d’investissement et de création d’emplois pour des jeunes qui entraient au marché du travail. On parlait d’emplois sures. On envisageait des carrières au sein d’une seule usine ou d’une seule institution. Tout cela a déjà changé, et va changer encore.

 

L’emploi va être beaucoup moins stable. Du côté des pays les plus avancés, le mouvement sera roi. Le Professeur Reich, ancien ministre du travail aux Etats Unis, déclarait qu’un jeune entrant au marché du travail devait s’attendre à changer involontairement de travail en moyenne huit fois dans sa carrière.

 

Du côté des pays les plus pauvres, une énorme masse démographique amènera quelques milliards de jeunes au marché du travail. Dans ce cadre, il faudra concevoir à nouveau la notion de l’emploi. Beaucoup travailleront pour leur propre compte, d’autres auront des emplois virtuels, d’autres encore travailleront dans des entreprises qui auront une fluidité qu’on ne peut encore imaginer. Beaucoup travailleront à plusieurs travaux simultanément à temps partiel.

 

La nature du travail changera. Qui, il y a trente ans pouvait concevoir que l’homme le plus riche du monde aurait fait sa fortune en vendant un système d’opération pour ordinateurs personnels?!

 

La ligne claire entre le travail et le loisir sera moins évidente, car la nature de l’emploi et des vacances changera.

 

La formation, et l’éducation doivent changer et continuer à changer. De plus en plus, on va vers l’éducation continue.

 

Tous ces changements nous poussent vers la philosophie du CNAM. Ce qui montre que ceux qui ont pensé cette institution il y a deux siècles avaient vu juste, et loin!

 

Un changement des mentalités s'impose.

 

Les gestionnaires qui, au fil des années, ont pris le pli du "contrôle," de l'entretien de la machine de l'institution tel un mécanicien demandant une performance à des niveaux d'efficacité très élevés, resserrant les boulons de la réglementation pour y parvenir. . . . Cette image du mécanicien doit être remplacée par celle du jardinier qui cultive la terre, plante des semences, arrose, amène de l'engrais et taille quand il le faut. Mais c'est la plante qui portera les fruits. C'est la plante que l’on ne peut pas faire pousser en tirant sur les branches.

 

Finalement, poursuivre une approche pragmatique dans la recherche des solutions. Le pragmatisme, c'est l'opposé du dogmatisme idéologique. Il se fonde sur l'expérience acquise, recherche le consensus des concernés, et vise l'amélioration des circonstances actuelles dans les limites du possible qu'il essaye toujours d'élargir.

 

Le dogmatisme idéologique, qu'il soit pour la force des marchés ou de l'utopie communiste, élève une vision partielle du phénomène social au niveau du mythe. "Les Mythes," nous rappelle Lévi-Strauss, "sont des palais idéologiques construits avec les gravats d'un discours social ancien." Le renouveau institutionnel ne peut pas s'épanouir dans de tels "palais idéologiques." Il lui faudra de la souplesse, de la flexibilité, de l'imagination, du nouveau.

 

Excellences, mesdames, messieurs,

 

En guise de conclusion de ces quelques réflexions que j'ai eu l'honneur de partager avec vous, il me semble important de rappeler que le défi intellectuel et pratique pour la prochaine décennie, cette décennie charnière du 2ème au 3ème millénaire doit être relevé. Il faut repenser les idées reçues de l’économie et de la gestion, il faut inventer les institutions souples et efficaces qui assureront la production et l’équité. Et le CNAM, avec sa glorieuse tradition de jonction entre le monde académique et l’entreprise, a un rôle important à jouer.

 

La mise en place de ces nouvelles structures et de ces nouvelles conceptions d’économie et de gestion vont faire la différence entre un monde où la misère et la richesse se côtoient, et ou la paix sociale sera précaire et un monde dans lequel la croissance bénéficiera à l’humanité toute entière. Il en va du sort des populations qui réussiront à améliorer les conditions de leurs existences, qui demeurent précaires pour la vaste majorité de l'humanité. Il en va donc du sort de notre planète que ce soit pour la sécurité des populations ou pour la qualité éthique du monde du nouveau millénaire.

 

 

C’est pour cela que ces démarches sont importantes. Il faut réussir à créer un monde nouveau, un monde meilleur. Au moment où nous tournons la page sur un siècle de guerre et d’émancipation, il faut allier la réflexion à l’action, et réussir. Il faut réussir, quels que soient les obstacles, comme disait Aragon:

 

[Q]uelles que soient les péripéties de l'immense troupeau, les catastrophes des continents, les aléas monstrueux de l'histoire, surtout, surtout quelles que soient les transformations imprévisibles d'une humanité en proie au miracle de son esprit, ou conséquences infinies de l'immense partie d'échecs qui va donner la clé de l'avenir. Quels que soient les développements de ce qu'elle infante et l'apocalypse commencée. . . .

 

Il faut réussir!

 

Grâce à vous, et à ce que vous représentez, on pourra tracer les premiers pas dans cette direction.

Je vous remercie de votre attention.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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